Souveraineté numérique : le Cameroun et l’Afrique face à la guerre silencieuse de la donnée

Par Patrice Nzianse Pognon
La bataille du XXIᵉ siècle ne se jouera pas sur les champs pétroliers, mais dans les nuages de serveurs.
Pour le Cameroun et l’Afrique, l’enjeu n’est plus d’accéder à la technologie, mais de savoir qui contrôle les données, les stocke et les transforme en puissance économique.
Pékin, la pédagogie de l’indépendance
«La dépendance est une forme de servitude volontaire», écrivait La Boétie. La Chine populaire en a fait une doctrine d’État. Depuis l’embargo américain de 2019, qui priva Huawei d’Android, Pékin a méthodiquement bâti sa souveraineté numérique : produire, stocker et protéger ses données sur son propre territoire.
Aujourd’hui, le pays compte plus de 450 data centers et 700 centres de calcul intensif, soit un pour 2,5 millions d’habitants, selon la China Data Center Report. Cette autonomie stratégique s’est payée cher — Huawei a perdu près de 40 % de son chiffre d’affaires à l’international — mais elle a libéré l’écosystème technologique chinois de la dépendance américaine.
Le message adressé au Sud global est clair : l’indépendance numérique se construit, elle ne se négocie pas. Dans ce miroir, le Cameroun et ses voisins doivent méditer la leçon. Les infrastructures de données ne sont plus un luxe industriel, mais un pilier de souveraineté.
L’Afrique et le Cameroun face au déficit d’infrastructures et d’énergie
Le continent africain compte à peine 230 data centers pour 1,4 milliard d’habitants — contre près de 2 000 en Europe selon un rapport de l’African Data Centers Association. Pour soutenir la croissance démographique projetée à 3 milliards d’individus en 2100, il en faudrait au moins 700. Le Cameroun, qui ambitionne de devenir une économie numérique émergente à l’horizon 2035, ne dispose aujourd’hui qu’un nombre limité d’infrastructures critiques, concentrées à Douala et Yaoundé. Cette rareté ralentit la dématérialisation de l’administration, limite la compétitivité des entreprises locales et fragilise la souveraineté des données nationales.
Mais l’enjeu le plus déterminant reste l’énergie. Un data center de taille moyenne consomme 40 à 50 GWh/an. Or, le Cameroun possède un potentiel hydroélectrique estimé à plus de 20 GW, selon un récent rapport de la Banque mondiale l’un des plus élevés d’Afrique centrale mais exploite moins de 10 % de cette capacité.
L’exemple du Grand Barrage de la Renaissance en Éthiopie, inauguré en septembre 2025, doit inspirer : produire, mais aussi stocker. Sans systèmes de batteries et de conteneurs d’énergie, la puissance hydraulique reste inerte. Et sans énergie bon marché et stable, aucune souveraineté numérique n’est possible.
De la donnée au pouvoir : l’Afrique à l’heure des choix politique
La souveraineté numérique n’est pas un enjeu technique, mais politique. Le rachat de TikTok USA par un consortium américain (Oracle, Silver Lake, Andreessen Horowitz), qui impose désormais une détention à 80 % par des acteurs locaux, marque un tournant mondial : chaque puissance veut contrôler les données de ses citoyens.
Pourquoi l’Afrique, et singulièrement le Cameroun, n’adopterait-il pas les mêmes exigences? Les réseaux sociaux, applications financières et plateformes de e-commerce brassent des milliards de données africaines, souvent hébergées sur des serveurs étrangers. Le Cameroun dispose pourtant d’une carte maîtresse : son écosystème numérique émergent (avec des start-up comme Kiro’o Games, Diool, ou Waspito), et une jeunesse hautement technophile. Ce vivier doit être encadré par une politique ambitieuse: hébergement local obligatoire, protection des données personnelles, et partenariats technologiques souverains. La Communauté Économique et Monétaire de l’Afrique Centrale (CEMAC) pourrait aller plus loin, en instituant une autorité régionale de la donnée chargée d’imposer des standards communs d’hébergement, d’énergie et de cybersécurité.
Le Cameroun, fer de lance possible d’une souveraineté africaine
«L’homme libre est celui qui possède les moyens de son indépendance», écrivait Montesquieu. Pour le Cameroun, l’enjeu dépasse le numérique : il s’agit de reprendre le contrôle de son avenir industriel. Le pays dispose des ressources minières nécessaires pour se positionner dans la chaîne de valeur du stockage énergétique cobalt, nickel, manganèse autant de leviers pour construire une autonomie énergétique et numérique intégrée.
Chaque data center, chaque câble à fibre optique, chaque kilowatt produit localement renforce l’autonomie du pays. Mais cette transformation suppose une vision d’État : faire du numérique non pas un secteur, mais une infrastructure nationale au même titre que les routes ou les ports. Cela fait aussi écho à l’entreprise Camtel , qui a enregistré l’an dernier une hausse de son chiffre d’affaires de 65,6 milliards de francs CFA selon un rapport interne, porte tout de même une dette estimée à 412,1 milliard de francs CFA de l’institution financière Eximbank of China.
L’Afrique, et le Cameroun en particulier, peuvent choisir de ne plus être le marché de la donnée mondiale, mais son moteur. Celui qui héberge les données dicte les règles du monde. Le choix est clair : subir le cloud des autres, ou bâtir le sien.




